I.
C’est dans un courant d’air, le manteau usé, qu’il perd en volume une fois rentré. Le brun de la toile s’est terni à force d’averses, de voyages en train et de rebonds du cartable de cuir sur l’os de la hanche droite, la main blafarde crispée sur la poignée depuis que la courroie s’est décousue elle-même bannie. Elle lâche, la main, évidente sur le plancher un peu escarpé, le cartable, donc, à même l’entrée à niveau avec rien ; il semble que ne s’effondre qu’un côté de l’immeuble. Il fatigue, son bras tombe avec la poignée, il semble, mais non, non, c’est seulement le manteau qui traîne, fatigue d’être porté et qui par son vote illustre signe son exil ; et d’un geste auquel manque quelques articulations le manteau est banni, le professeur congédié.
L’homme reprend haleine. Le dos encore voûté sous le poids juste retiré, la nuque osseuse et raide, il ne va plus, ne vient pas, il remonte sa pente et descend les yeux, monte surtout, fixe, illuminé, certains angles improbables de ses poignets noués, des doigts maigres et immobiles puisque tout mouvement est inquiet. Il reprend son souffle, défait les plus hauts boutons de sa chemise, l’esprit, ce lac boueux, obsédé par la couleur du manteau. Oui, combien de temps tiendra-t-il encore ?
Ses doigts n’ont plus d’intérêt. Ils vont se poser sur les reliefs osseux du torse, là où se trouvent la rate et l’humeur ; voilà des années qu’il ne s’est pas vu. La trop grande surface du dos miné s’affaisse, mais le coton froissé de son uniforme ne sait prendre une autre forme que celle de sa négligence. Il oublie, à force, la chute de reins cassée, la scoliose, la perte de temps, et ses drapés l’oublient aussi. Ils ignorent tous qui porte qui.
La porte, comme lui, il la sait plus qu’il ne la conçoit. Elle s’est fermée sur les dernières ondulations de la toile délavée, se condamne sous quelques coups de clefs. Ces rituels qui restent le lient avec la terre. Il ne voit plus ce qu’il fait ; chaque coup une inspiration, imagine-t-il, doublée d’une sécurité pour sûr nécessaire. Si son côté de l’immeuble s’affaisse, il sera de l’éboulement. On trouvera alors, échoué depuis le quatrième étage et enseveli sous les tuiles et la mousse, le cadavre d’une hirondelle beige, livide de trop de pluie que l’on apercevait quelquefois, comme on se remémore les légendes, au coin d’une rue, absente de là où elle se trouvait, grande et encore droite, les yeux pers guidés par les longueurs orangées et bouclées qui chatouillaient sa nuque toujours maigre mais battue par un pouls vif, absorbée qu’elle était par une feuille, un pavé défait de la rue ou quelque poésie que sa seule cervelle savait entendre, l’hirondelle somnambule que l’on n’osait réveiller trop brusquement de peur qu’un trou d’air ne l’entraîne loin du bord du toit et que, lorsqu’on la voyait ainsi rêver, l’on approchait seulement jusqu’à se montrer à l’œil égaré, qu’il s’habitue aux étrangetés parasites et qu’il les rencontrât de lui-même, autorisant un mot amical ou une galante salutation. Peut-être son visage serait-il paisible si ses yeux, d’ordinaire profondément agiles, n’avaient eu le temps de sentir le sol se dérober.
Un éternuement, un second. La terne auréole trop longue, trop lourde, pharaonique — lesquels, déjà, ont assis le feu doré de leur chevelure sur le trône ? qu’importe, le pouvoir fait frémir le profil très droit et les spasmes portent le siège de Ptolémée, de Ramsès sur le nivellement du parquet, raté comme lui, les genoux frêles contre le torse marbré, transi du froid du nid battu par Borée.
L’épaule orientale douloureuse trouve réconfort entre la joue creuse, l’oreille glacée, la pommette saillante, les plis du vêtement par l’immobilité crasse encore porté et la peau, sèche de l’hiver et de mots, rouge du peu d’air qu’elle prend, bleue de celui qui lui manque, pavée de tâches de son griffées de gêne, point à point pour l’enfant qu’il a oublié de ramener de l’école, fiévreux dans la nuit qui tombe. Blotti là, égratigné par les toiles froissées, il oublie ses mocassins aux pieds lorsqu’il quitte son pantalon, tire dessus, stupide araignée, un peu seulement pour ne pas se faire mal, à se débattre ainsi, le souffle court à nouveau, les longs orteils pitoyablement agrippés au talon coincé, tout colle ; les sourcils froncés, les lèvres mordues sont écœurés de la place qu’il prend.
En dépit de la mue qui les entravent, les jambes se cachent sous ce qu’il reste de cuisses après la perte de poids. Ses bras superbement efféminés tractent le manteau, rejeté sur le côté, rejeté avec les longues manches qui pendent et bloquent les coudes et dont il se débarrasse à grand-peine, puisque c’est bien le cuir qu’il réclame. L’apnée, certes, le ressenti des poumons arides accueille sur le corps prostré le reste du lettré, grotesque Pièta, puis l’air illustre, mal à l’aise, si gauche. La première pression rate son but. La seconde le délivre, phasme délirant.
Le souvenir, sur les verres de ses lunettes tordues, des dix doigts évanouis le long du corps, calmes. La cheville irritée par l’ongle trop long d’un orteil pique un peu. Plus besoin des yeux, alors il les range : il quitte les verres gris pour retrouver l’anonymat de l’intimité, comme l’air et l’orgueil cachés sous des feuillets de prières reliés de peau. Il arrache celle qui tombe, au coin de sa bouche, à coups de canines abîmées.
Aucune courbe pour retenir le français que faisait glisser la finesse de ses ongles, le long des hanches fermées jusqu’aux nœuds des genoux ; son buste sans triomphe se hisse pour le laisser fuir, à raison, la misère écorchée, et il se rend aussitôt. Le coton s’en va rejoindre le reste du costume amoncelé là, juste équilibre ; il le détaille sans tendresse, il est absurde de chanter les vilains oripeaux, mais tout est plus pittoresque que le vestige de sa virilité.
L’évident dénuement n’inspire que le frisson. Il frissonne donc.
Les coudes moulés à l’académie éromène pensive échouent enfin au sol tandis que le dos las ruisselle, d’abord sur les cuisses, plus tard sur le plancher. Recroquevillé quelque part entre le flou et le noir, peut-être, mais seul enfin.
Il est beau, il est beau comme le dégel.